Hélène Grimaud, pianiste - article paru dans Télérama, par
Bernard Mérigaud
Le piano la sauva de ses obsessions, ses loups la protègent des
requins du show-biz. Rencontre (risquée) avec une virtuose
stupéfiante.
"Une louve parmi les loups"
Le territoire d'Hélène Grimaud se situe en haut d'une colline du
Connecticut, à une heure de train de New York. Par sa rusticité, sa
maison tient plus du refuge intime que d'une villégiature pour
pianiste harassée par les applaudissements. Elle vous demande
d'ignorer l'odeur de boucherie qui flotte sous l'appentis, vous
convie à entrer. Avec un rien de nervosité dans le décontracté, elle
tourne en rond dans son salon-cuisine à l'américaine. "Confort ?"
dit-elle en désignant le canapé, "ou inconfort ?" suggère-t-elle en
se calant sur une spartiate chaise de bar, avant de s'esclaffer:
"Moi, je choisis toujours le plus inconfortable ! "
Mais une fois qu'Hélène Grimaud se plante en face de vous, elle
ne vous lâche plus des yeux. Les rôles s'inversent. Le journaliste
devient proie sous son regard d'un gris minéral, opalescent ou mat
comme l'acier, selon qu'elle parle avec fièvre, se retire en
elle-même ou contient un agacement. C'est elle qui pose les
questions en flairant votre vie. Sa voix, bizarrement détimbrée,
avec des tonalités de gorge parfois très sourdes, se libère
progressivement pour atteindre des éclats de rire d'une sauvage
gaieté. Dans les bois, tout près, des hurlements déchirent l'automne
glacial.
Le visiteur met du temps à saisir ce comportement un rien
intrigant. Plus tard, quand nous nous rendrons auprès des loups
qu'elle élève, Hélène Grimaud parlera du contact avec ses protégés :
personne ne les approche de son propre chef, ce sont eux qui vous
acceptent sur leur territoire, selon leurs propres règles, jamais
les mêmes d'un animal à l'autre. Pour l'heure, une détente dans la
voix, plus fluide, un relâchement dans le corps peuvent
s'interpréter comme l'acceptation de vos premières questions.
A 30 ans, Hélène Grimaud affiche quinze ans de carrière et le
sentiment d'être devenue une autre, évoquant avec lucidité ses
premiers souvenirs de gamine à Aix-en-Provence. Turbulente, "agitée
de l'intérieur, trop pleine d'énergie mentale", asociale, fuyant les
enfants de son âge, "stupides, méchants et cruels", rien n'apaise la
fillette de 9 ans : ni danse classique, ni arts martiaux. Jamais
classe d'éveil musical ne porta aussi bien son nom que celle où
Hélène Grimaud rencontra un piano. Instinctivement, l'enfant
pressent que cet instrument la contiendra, à tous les sens du terme.
"J'aurais pu choisir un instrument à cordes, plus organique,
riche de résonances internes immédiates, mais cela ne me convenait
pas. D'emblée, j'ai aimé le rapport d'affrontement, de conquête avec
ce piano né en même temps que la révolution industrielle et qui ne
peut jamais être une extension de vous-même. Le jour où j'ai attrapé
un violon, j'ai trouvé sa ligne de chant trop linéaire. Le piano,
avec ses voix superposées, ses sonorités étagées, correspondait bien
à mon esprit à tiroirs."
Tiroir. Compartiment. Rangement. Ordre. La jeunesse d'Hélène
Grimaud se partage entre un fonctionnement à l'instinct, débordant,
éruptif, et la quête obsessionnelle d'un équilibre intérieur. "Vers
6 ans, quand je me blessais à une main ou à une jambe, je
m'infligeais aussitôt la même blessure à l'autre main ou à l'autre
jambe, en symétrie. C'était la seule manière de ne plus éprouver la
sensation d'être subitement au bord d'un précipice, de retrouver une
paix intérieure.
Plus tard, je me mis à sortir tous les vêtements de mes placards,
pour les replier inlassablement, avec une règle. Il fallait que je
retrouve le même nombre de millimètres de part et d'autre du col.
Vers les 15 ans, ce fut un problème d'espace. En tournée, quand je
rentrais dans ma chambre d'hôtel, je réorganisais tout selon mon
ordre personnel. Quand je revenais tard dans la nuit, après une
répétition ou un concert, si la femme de chambre avait tout remis
d'aplomb, je ne pouvais pas allumer la lumière avant d'avoir replacé
tous les objets selon ma perception initiale.
Cela m'a passé vers mes 20 ans. J'étais au Japon, au 78e étage
d'un hôtel. Je venais d'acheter un pull magnifique avec un motif de
dauphins. Toute la nuit, je me suis posé une question fondamentale :
"Vais-je le porter ou non? Car, si je le porte, je risque de
l'abîmer." Au petit matin, j'ai ouvert la fenêtre et j'ai balancé le
pull ! J'en avais marre d'être esclave de mes obsessions!"
Heureusement, surtout, que ce ne fut pas le piano qui passa par
la fenêtre ! Hélène Grimaud n'en fut jamais esclave. Car elle a
toujours eu d'autres projets de métiers en tête : psychologue... ou
éthologue (étude du comportement animal). D'ailleurs, pourquoi se
serait-elle révoltée contre son instrument, le moins asymétrique de
tous, avec l'emploi des deux bras déployés comme un balancier
d'équilibriste ? Le solfège non plus ne l'a pas rebutée, bien au
contraire, puisqu'il repose sur des règles précises, une logique
quasi mathématique. Surtout, elle fut soutenue par des parents
enseignants, certes inquiets, mais attentifs à laisser leur fille
unique s'épanouir sur un tabouret de pianiste plutôt qu'en
s'épanchant sur le divan d'un psy. En deux ans, Hélène Grimaud
intègre le conservatoire de Marseille, dans la classe de Pierre
Barbizet. "Il mettait l'accent sur la couleur et le rythme, les
rapports de timbres dans l'espace. Il acceptait toutes les sonorités
pourvu qu'elles sortent du plus profond de vous-même, sans
inhibition. Il parlait littérature, peinture, architecture, à coup
d'images dépassant de loin la technique musicale. Avec lui, je
décollais toutes les minutes, et ses cours particuliers pouvaient
dépasser les trois heures. J'en ressortais laminée, embrouillée,
sans repère sur moi-même, minée par le doute... et néanmoins obligée
de faire le point, d'avancer. J'ai toujours la même attitude, je ne
progresse qu'après des états d'extrême confusion".
A 13 ans, la pianiste est reçue au Conservatoire de Paris. Elle
plane, toute seule, dans d'incessants allers et retours en avion.
"Même si j'ai eu des parents formidables, chaleureux, ouverts à
toutes les discussions, j'ai probablement perdu ce sentiment de
provenance, de racines, à cette époque-là. A 14 ans, j' envisageais
déjà de partir pour de grands espaces."
Pour faire décoller son imaginaire, Hélène Grimaud parcourt les
steppes de la littérature russe. "J'aime ces caractères tourmentés,
ces psychologies tortueuses. Le prince Mychkine, surtout, dans
L'idiot, de Dostoïevski : grand, mal perçu par son entourage,
capable de toutes les folies, mais se résignant aux choix les plus
humains. Mon premier disque fut consacré à Rachmaninov car je
tentais de retrouver en musique les sentiments soulevés par mes
lectures. En 1986, j'ai présenté le concours Tchaïkovski, à Moscou,
pour vérifier que les gens de la rue ressemblaient aux personnages
de romans, excessifs, impulsifs, chaleureux, portant leur
déséquilibre avec superbe, à fleur de peau. La réalité est presque
plus belle que la fiction."
Au Conservatoire de Paris, Jacques Rouvier tente de dompter un
tel tempérament : "Il a pris le temps, avec une patience infinie, de
consolider les bases techniques qui me faisaient défaut. J'ai eu la
chance d'avoir deux professeurs différents, mais dans le bon ordre :
Pierre Barbizet m'a rendue accro aux mondes enfouis dans les
partitions ; avec Jacques Rouvier, j'acceptais sans rechigner lui
travail plus austère, puisqu'il permettait d'accéder à des beautés
supérieures." Dans un rire adolescent, Hélène Grimaud évoque
pourtant son caractère cabochard. "En bon pédagogue, Jacques Rouvier
m'imposait de travailler les études de Chopin et de Liszt. Moi,
j'aimais les oeuvres à grandes lignes, à grand souffles, comme le
Premier Concerto de Chopin et la Deuxième Sonate de Brahms. Je ne
travaillais donc pas 1e programme des examens, à la plus grande
inquiétude de mon professeur. En retour, il refusait de m'aider à
préparer mes fichues oeuvres ! Heureusement, l'orchestre des anciens
du conservatoire d'Aix-en-Provence accepta de m'accompagner dans le
Premier Concerto de Chopin. Satisfaite d'être allée jusqu'au bout de
ma volonté, je jouai même les fameuses études en bis... et
j'apportai la cassette à Jacques Rouvier. "
A la patience, celui-ci ajoute la générosité en faisant écouter
l'enregistrement à son propre producteur de disques, qui veut
aussitôt signer Hélène Grimaud. Son premier disque Rachmaninov, à 15
ans, lui offre une passerelle naturelle dans le circuit
professionnel. La pianiste n'aime pas trop parler de cette période
chahutée qui suit sa sortie de Conservatoire.
Beauté radieuse, elle ne maîtrise pas alors vraiment son image et
accepte malgré elle de poser pour des magazines dans des robes qui
ne lui ressemblent pas. Des cornacs de tous bords l'aiguillonnent
aussi jusqu'à l'écoeurement pour qu'elle se spécialise dans Chopin,
"qu'elle joue si bien". Elle se débat pour interpréter Brahms, dont
les remous sonores attirent cette Ophélie, Schumann pour son âpre
désespoir, Beethoven pour cet appel prométhéen à se dépasser
soi-même. Les journalistes se ruent sur l'oiselle : l'un s'impose
comme mentor stylistique, l'autre la prend comme marraine d'un de
ses rejetons et le troisième se comporte en parrain. "Les gens qui
vous découvrent vous collent aux basques. Ceux qui sont passés à
côté jugent votre talent suspect. Et quand vous êtes aimable avec
chacun, tout le monde attend toujours plus de vous. J'aurais dû
garder une certaine distance."
Hélène Grimaud trouve un havre auprès de Pierre Vozlinsky, le
regretté directeur général de l'Orchestre de Paris. Il lui ouvre les
porte des répétitions... et les oreilles. "Subitement, j'ai pris
conscience que la musique n'était pas uniquement liée au piano. J'ai
mesuré l'étroitesse de mon horizon, moi qui avais abordé le piano
comme une bouée de sauvetage, en ingurgitant tout ce que je pouvais
en un temps record, entre 9 et 15 ans. Je suis sortie d'une période
où j'abordais les œuvres comme elles me venaient. Je me suis mise à
réfléchir jusqu'à une paralysie névrotique.
Tant que je n'avais pas envisagé toutes les options d'une oeuvre,
je n'avançais plus. Une fois que je les avais toutes en tête, je ne
me décidais pas. En musique, tout, et son contraire, est valide.
C'est le festival de musique de chambre du violoniste Gidon Kremer,
à Lockenhaus, qui m'a appris à mettre les éléments en perspective.
Et à trancher.
Aujourd'hui, j'attaque une oeuvre directement au piano, dans la
matière musicale, car je tiens à cette dimension primitive de
plaisir. Une fois cette familiarité créée avec l'instrument, je m'en
éloigne, partition en main. Sa lecture vérifie souvent mes premières
intuitions. Mais le fait d'imaginer d'autres phrasés, d'autres
tempi, d'autres dynamiques, d'autres couleurs renouvelle les points
de vue, défriche des pistes. Même si, ensuite, je reviens à mon
premier jet, il prendra une dimension autre. C'est toute la
différence entre ne pas choisir et choisir en sachant pourquoi.
Est-ce un chemin à parcourir pour constamment se vérifier soi-même
ou un rituel de travail? "
En 1991, après avoir hésité à s'établir dans cette Allemagne dont
elle aime la littérature mais pas l'ordre rigide, Hélène Grimaud
prend du recul à Tallahassee (Floride). Un regard change sa vie :
celui d'une louve qu'un vétéran du Vietnam garde chez lui.
Aujourd'hui encore elle ne peut mettre de mots sur cette rencontre,
mais parle d'"une reconnaissance mutuelle". Elle passe un diplôme
afin d'obtenir l'autorisation d'élever des loups chez elle, et
espère maintenant achever son doctorat d'éthologie. Avec
acharnement, la pianiste cherche un grand terrain, loin de toute
habitation, mais proche d'un réseau de communication qui lui
permettra de continuer d'exercer son métier. Les agents immobiliers
du Connecticut lui proposent de somptueuses demeures, Elle opte pour
une masure à retaper et quelques hectares de bois sans vis-à-vis.
Là, derrière un double grillage, dans l'enclos même, louve parmi les
loups, elle peut observer ses congénères en noircissant des cahiers
entiers de notes.
Hélène Grimaud parle d'une relation d'égalité avec ses loups.
"Si, parmi eux, vous n'êtes pas présent à 100 %, cela peut devenir
dangereux. Rien n'est jamais acquis, chaque comportement dépend de
l'organisation hiérarchique de la meute", précise-t-elle en enfilant
une combinaison et des bottes matelassées avant de franchir la porte
de l'enclos. "Je n'ai pas peur d'être mordue, mais pour vous
reconnaître, vous tester, le loup commence par mordre vos vêtements.
Si je porte une veste que j'aime bien et que je le repousse, même
gentiment, j'instaure un rapport agressif risqué. Aussi, là, je suis
tranquille". Nous pas, quand dans une décontraction constamment
vigilante, elle joue, les prend à bras-le-corps, leur mordille
l'oreille tout en vous engageant à poursuivre la discussion, le
silence vous semble plus prudent. On s'en voudrait que, d'une faute
d'attention, la belle n'héritât d'un coup de croc. Plus loin, elle
s'agacera que les médias exploitent sa passion animale. Une fois
encore, son image lui échappe. Sa maison de disques lui en refuse
non seulement le contrôle, mais va jusqu'à imprimer des traces de
pattes de loup sur son dernier album Beethoven...
Hélène Grimaud s'enflamme alors pour justifier sa passion pour le
seul prédateur rivalisant avec l'homme. Dans les sociétés anciennes,
de Romulus et Remus à Gengis Khan, en passant par les tribus
indiennes, le loup fut un modèle avant de devenir la face féroce de
l'inconscient humain, à exterminer coûte que coûte. Surtout depuis
que, il y a deux mille ans, naquit l'"agneau de Dieu".
Les loups ont aidé la pianiste à se reconstruire en lui créant
des obligations de présence. Elle ne s'absente jamais plus de dix
jours et n'accepte donc pas n'importe quel concert. Elle puise une
force nouvelle dans son contact viscéral avec la nature, qui
relativise les faux-semblants de la vie d'artiste. De jour comme de
nuit, il faut nourrir les loups, jamais à heure fixe ni en disposant
la viande au même endroit, ou alors ils deviennent soit névrosés,
soit léthargiques. Hélène Grimaud affirme même que ses animaux l'ont
réconciliée avec le genre humain, tant elle s'émerveille des classes
d'enfants qui défilent chez elle, dénués de tout a priori.
Entre piano et loup, elle ressurgit plus forte encore pour des
concerts tout en énergie où chaque oeuvre, au lieu d'être noyée dans
une opulence sonore envahissante, est cernée, condensée au plus
profond de sa pulsation vitale. Elle offre ses doutes comme des
certitudes, se livre et s'abandonne dans des tensions aiguës,
rarement apaisées. Très physique, remuante, elle a conscience de
parfois provoquer un malaise en concert. "Si je ne projette aucune
charge émotionnelle, autant rester chez moi".
Hélène Grimaud évolue doucement. Moins de concerts avec des
oeuvres de longue haleine où personne, ni elle ni le public, ne peut
décrocher en cours de route. "Je dose mieux les pièces qui exigent
un grand souffle et les pièces courtes. J'ai appris à prendre un
plaisir plus simple en concert, sans risquer la noyade à chaque
fois. Et je préfère de plus en plus le récital, où je suis
responsable de mes échecs, aux concertos avec grands orchestres, où
l'ego du chef se vautre en travers de la musique."
N'étant pas à un paradoxe près, la pianiste évoque alors avec une
émotion quasi muette ses rapports avec Kurt Masur (Quatrième
Concerto de Beethoven) et Kurt Sanderling (Premier Concerto de
Brahms), qui, tous deux, fournirent une assise orchestrale
magistrale à son épanouissement de soliste. Mais même la perfection
a son revers : "Après un tel niveau de fusion, vous redoutez
davantage le concert suivant : un miracle ne se reproduit pas, vous
tremblez de salir un souvenir si magnifique. C'est comme bisser une
œuvre que vous avez jouée au cours d'un concert. Si vous faites
mieux, vous êtes furieuse d'avoir raté votre concert. Si vous faites
moins bien, vous êtes bonne pour l'asile."
Pour Hélène Grimaud, un concert est réussi lorsque l'oeuvre l'a
visitée, à travers différents niveaux de conscience. Elle peut s'y
engloutir au point de peiner pour regagner les rives du réel.
Parfois, une autre elle-même la regarde au-dessus du piano. Ou,
subitement, des pensées saugrenues lui traversent l'esprit
concernant une connaissance dans la salle. "Avez-vous remarqué comme
le public ne tousse jamais durant les fortissimi au concert, mais
durant les pianissimi ? Comme si une émotion mise à nue intolérable.
Cela me fait songer aux gens qui rient aux enterrements pour évacuer
l'insoutenable."
Bernard Mérigaud |